18
Le mardi 13 août à cinq heures du matin, Wallander prit la direction du nord-est. Il avait déjà dépassé Sölvesborg lorsqu’il s’aperçut qu’il avait complètement oublié sa promesse au docteur Göransson de passer ce matin à son cabinet. Il s’arrêta au bord de la route pour téléphoner à Martinsson. Il était six heures et demie, le temps chaud et sec se maintenait.
— Appelle ce médecin de ma part et dis-lui que je n’ai pas pu venir à cause d’une mission urgente.
— Tu es malade ?
— Il devait me faire un check-up, c’est tout.
Martinsson devait se demander pourquoi il ne téléphonait pas lui-même au docteur Göransson. Il se posait la même question. Et pourquoi cette réticence à parler du diabète ? Il ne se comprenait pas lui-même.
Peu avant Brömsebro, la fatigue l’obligea à faire une pause. Il quitta la route et s’arrêta à côté de la pierre commémorant un ancien accord de paix conclu à cet endroit entre les Suédois et les Danois. Il se dirigea vers un arbre et soulagea sa vessie. Puis il remonta en voiture, ferma les yeux et s’endormit.
Dans son rêve, d’inquiétantes silhouettes se mouvaient sous une pluie battante. Wallander cherchait Ann-Britt sans la trouver. Son père apparaissait, puis Linda, mais il la reconnut à peine. Et la pluie tombait à verse.
Il émergea lentement du sommeil. Se souvint de l’endroit où il était avant même d’ouvrir les yeux. Le soleil éclairait son visage. Il était en sueur, mais pas reposé. Et il avait soif. Il constata avec surprise qu’il avait dormi plus d’une demi-heure ; il avait mal partout. Il mit le contact et démarra. Après une vingtaine de kilomètres, il aperçut un café au bord de la route. Il s’arrêta pour prendre son petit déjeuner. En repartant, il acheta de l’eau minérale — deux grandes bouteilles — avant de continuer vers Kalmar, qu’il dépassa peu après neuf heures. Le téléphone sonna ; c’était Ann-Britt, qui s’était engagée à préparer son arrivée dans l’Östergötland.
— J’ai parlé à un collègue de Valdemarsvik. J’ai présenté l’affaire comme si on leur demandait un service privé.
— Tu as bien fait. Les collègues n’aiment pas qu’on empiète sur leur territoire.
— Surtout pas toi.
C’était vrai. Il n’aimait pas voir des policiers d’autres districts débarquer à Ystad.
— Comment fait-on pour arriver à Bärnsö ?
— Ça dépend. Tu es encore loin ?
— Je viens de dépasser Kalmar. Il me reste cent kilomètres jusqu’à Västervik. Et après il y a encore une centaine de kilomètres.
— Alors tu es en retard.
— Pourquoi ?
— Le collègue de Valdemarsvik te suggère de prendre le bateau postal, qui part de Fyrudden entre onze heures et onze heures et demie.
— Il n’y a pas d’autre moyen de se rendre sur l’île ?
— Sûrement. Mais tu devras te renseigner toi-même en arrivant au port.
— J’y serai peut-être pour onze heures. Ne pourrait-on pas prévenir les gens de la poste de mon arrivée ? Où le courrier est-il trié ? À Norrköping ?
— J’ai une carte sous les yeux. À mon avis, ce doit être à Gryt. S’il y a un bureau de poste là-bas.
— C’est où ?
— Entre Valdemarsvik et le port de Fyrudden. Tu n’as pas de carte ?
— Non, je l’ai laissée sur mon bureau.
— Bon, je te rappellerai. Mais il me semble que ce serait une bonne idée de prendre le bateau postal. À en croire le collègue, c’est le moyen de transport habituel des gens qui se rendent sur les îles — à moins d’avoir leur propre bateau ou quelqu’un qui vient les chercher.
— Tu veux dire qu’il aurait éventuellement emmené Isa Edengren ?
— C’était juste une idée comme ça.
Wallander réfléchit.
— Mais a-t-elle pu y être pour onze heures ? Si elle a quitté l’hôpital peu avant six heures ?
— En voiture, c’est possible. Après tout, elle a le permis. Et n’oublie pas qu’elle a peut-être quitté l’hôpital dès quatre heures du matin.
Elle promit de le rappeler plus tard. Wallander accéléra. La circulation devenait plus intense. Beaucoup de caravanes sur la route. Il s’aperçut que c’était encore l’été, le temps les vacances. L’espace d’un instant, il envisagea de mettre le gyrophare. Mais il laissa tomber. Il accéléra encore. Ann-Britt le rappela après une vingtaine de minutes.
— J’avais raison. Le dernier tri a lieu à Gryt. J’ai même réussi à parler au type qui achemine le courrier vers les îles. Il a l’air sympathique.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Je n’ai pas bien compris son nom. Mais il t’attend, à condition que tu arrives avant midi. Sinon il peut revenir te chercher dans l’après-midi. Mais je soupçonne que ce sera nettement plus cher.
— Ah oui ? À vrai dire, je pensais passer tout ce voyage en notes de frais.
— Il y a un parking sur le port. Le bateau postal est juste à côté.
— Tu as son téléphone ?
Wallander s’arrêta pour noter le numéro. Au même moment, il fut doublé par un poids lourd qu’il avait lui-même dépassé avec beaucoup de difficulté quelques minutes plus tôt.
Il était midi moins vingt lorsque Wallander aborda la descente vers Fyrudden. Il trouva une place sur le parking et continua à pied jusqu’à la jetée. Une brise légère soufflait sur le port. Il aperçut un grand bateau à moteur et un homme d’une cinquantaine d’années qui chargeait des cartons à bord. Wallander hésita. Il s’était représenté un bateau postal différemment. Peut-être avec un drapeau portant l’emblème de la poste. L’homme se redressa et considéra Wallander.
— C’est vous qui voulez aller à Bärnsö ?
— C’est moi.
L’homme mit pied à terre et lui tendit la main.
— Lennart Westin.
— Désolé d’arriver si tard.
— Il n’y a pas de presse.
— Je ne sais pas si la personne qui a appelé a précisé que je devais revenir ici, cet après-midi ou ce soir au plus tard.
— Vous ne passez pas la nuit là-bas ?
La situation devenait embarrassante. Il ne savait même pas si Ann-Britt avait précisé qu’il était policier.
— Laissez-moi vous expliquer. Je viens d’Ystad, je suis inspecteur de police, chargé d’une enquête difficile.
— Les trois jeunes ? J’ai lu ça dans le journal. Il n’y a pas eu aussi un policier tué ?
Wallander hocha la tête. Westin réfléchissait vite.
— Il m’a semblé les reconnaître, d’après les photos dans le journal. Les jeunes, je veux dire, au moins l’un d’entre eux. J’ai eu l’impression de les avoir emmenés à Bärnsö, il y a quelques années.
— Avec Isa ?
— C’est ça. Je crois que c’était vers la fin de l’automne, il y a deux ans. Il y avait une tempête, je me demandais si on arriverait à accoster à Bärnsö. Le ponton est mal situé quand le vent souffle du sud-ouest. On a fini par y arriver, mais une de leurs valises est tombée à l’eau. On l’a repêchée de justesse avec la gaffe. C’est pour ça que je me souviens d’eux. Si c’était bien eux… On ne peut pas se fier à la mémoire.
— Vous avez sûrement raison. Avez-vous vu Isa ces jours derniers ? Aujourd’hui ou hier ?
— Non.
— Mais quand elle vient, elle prend votre bateau ?
— Quand ses parents sont là, ce sont eux qui vont la chercher. Sinon, elle vient avec moi.
— Elle n’est donc pas ici ?
— Si elle est allée à Bärnsö aujourd’hui ou hier, c’est quelqu’un d’autre qui l’a emmenée.
— Qui ?
Westin haussa les épaules.
— Il y a toujours quelqu’un sur les îles qui est prêt à faire le chauffeur. Isa sait qui appeler. Mais je crois qu’elle m’aurait tout de même demandé d’abord.
Westin regarda sa montre. Wallander se dépêcha de retourner à la voiture pour prendre son petit sac de voyage. Il monta à bord. Westin lui indiqua une carte marine.
— Je peux vous conduire directement à Bärnsö. Mais ça me fait faire un détour. Si on suit le trajet habituel, on y est dans une bonne heure. J’ai trois autres pontons à desservir avant.
— Pas de problème.
— Quand voulez-vous que je passe vous chercher ?
Wallander réfléchit. Selon toute vraisemblance, Isa n’était pas sur l’île. C’était une erreur de jugement et une déception. Mais maintenant qu’il avait fait tout ce trajet, il voulait examiner la maison. Il pensait avoir besoin de quelques heures.
— Vous n’êtes pas obligé de répondre tout de suite, dit Westin en lui tendant sa carte de visite. Vous pouvez me joindre au téléphone. Cet après-midi et ce soir, je peux passer quand ça vous arrange. J’habite une île pas loin de Bärnsö, ajouta-t-il en indiquant un point sur la carte.
— Je vous appellerai.
Westin fit démarrer les deux moteurs et largua les amarres. Le siège à côté de la place du pilote était encombré de liasses de journaux et de courrier. Il y avait aussi un petit coffre-fort. Ce bateau paraît facile à manœuvrer, pensa Wallander ; ou alors c’est le pilote qui est très adroit. Une fois sorti du port, Westin lança les deux moteurs à fond. Lentement, le bateau déjaugea et prit de la vitesse.
— Depuis combien de temps faites-vous ce métier ?
Wallander était obligé de crier pour se faire entendre par-dessus le vacarme.
— Beaucoup trop longtemps, cria Westin. Plus de vingt-cinq ans !
— Et l’hiver ? Qu’est-ce que vous faites quand l’archipel est gelé ?
— Hydroptère.
Wallander remarqua que sa fatigue l’avait quitté. La vitesse, la sensation d’être en mer lui procuraient un bien-être inattendu. Quand avait-il ressenti cela pour la dernière fois ? Peut-être au cours des journées passées avec Linda sur l’île de Gotland. Il ne doutait pas que c’était un travail difficile de transporter le courrier dans l’archipel. Mais, pour l’heure, les tempêtes et les nuits d’automne étaient loin. Westin le dévisageait en plissant les yeux, comme s’il devinait ses pensées.
— Et policier, ça vaut le coup ?
En temps normal, Wallander se serait aussitôt porté au secours de sa profession. Mais en compagnie de Westin, sur le bateau qui glissait à toute vitesse sur l’eau presque étale, la question prenait un caractère différent.
— Ça m’arrive d’en douter, cria-t-il. Mais quand on approche de la cinquantaine, on se retrouve assez seul sur le quai. La plupart des trains sont déjà passés.
— J’ai eu cinquante ans ce printemps, cria Westin. Tout les gens que je connais dans l’archipel se sont réunis pour m’organiser une fête.
— Combien de personnes connaissez-vous ici ?
— Tout le monde. C’était une grosse fête.
Westin vira de bord et ralentit. Ils approchaient d’une paroi rocheuse au pied de laquelle se découpaient une remise peinte en rouge et un ponton posé sur des piles de vieilles pierres.
— Bätmansö, annonça Westin. Quand j’étais enfant, neuf familles vivaient ici, plus de trente personnes en tout. Maintenant, il y a beaucoup de vacanciers l’été. À l’approche de l’automne, il ne reste plus un chat, sauf Zetterqvist qui a quatre-vingt-treize ans et qui se débrouille encore seul l’hiver. Il est trois fois veuf. C’est le genre de bonhomme comme on n’en trouve presque plus — peut-être parce qu’ils ont été interdits par la Sécurité sociale…
Wallander éclata de rire, surpris.
— Il était pêcheur ?
— Il a fait plein de choses dans sa vie. Même pilote côtier, il y a longtemps.
— Vous connaissez tout le monde, et tout le monde vous connaît ?
— Forcément. Si je ne le vois pas apparaître sur le ponton, je vais vérifier qu’il n’est pas malade. Ou qu’il n’est pas tombé. Quand on est facteur à la campagne, sur mer ou sur terre, on connaît la vie des gens. Ce qu’ils font, où ils vont, quand ils rentrent. On est au courant, qu’on le veuille ou non.
Westin venait d’accoster en douceur. Il débarda d’abord quelques caisses. Un petit attroupement s’était formé. Westin prit le paquet de courrier et disparut dans la cabane rouge. Wallander mit pied à terre. Quelques vieux poids de pêche en pierre avaient été disposés en tas. L’air était frais.
Westin reparut après quelques minutes ; ils repartirent à travers le paysage changeant de l’archipel. Après deux nouveaux arrêts, ils approchèrent de Bärnsö, qui était couverte d’une végétation luxuriante. L’île paraissait curieusement isolée, comme rejetée de la communauté de l’archipel. Wallander relança la conversation.
— Vous connaissez évidemment toute la famille Edengren…
— Connaître, c’est un grand mot. Les vieux, je veux dire les parents, je n’ai jamais eu trop affaire à eux. Ils me paraissent un peu arrogants, pour dire les choses comme elles sont. Mais j’ai souvent emmené Isa et Jörgen.
Wallander hésita.
— Vous êtes naturellement au courant de la mort de Jörgen ?
— J’ai entendu dire qu’il s’était tué en voiture. C’est son père qui me l’a dit, je crois, un jour où leur bateau avait un problème d’hélice et qu’il m’a demandé de venir le chercher.
— C’est tragique, la mort d’un enfant.
— J’aurais plutôt cru que c’était Isa qui risquait d’avoir un accident.
— Pourquoi ?
— Elle vit de manière assez extrême. Du moins, c’est ce qu’elle dit.
— Elle se confiait à vous ?
— Pas du tout. J’ai un fils de l’âge d’Isa. Ils étaient ensemble, il y a quelques étés, mais ça s’est terminé assez vite.
Le bateau accosta. Wallander prit son sac et débarqua sur le ponton.
— Je vous rappelle cet après-midi, dit-il.
— Je mange à six heures. Vous pouvez m’appeler soit avant, soit après.
Wallander regarda le bateau disparaître derrière la pointe de l’île. Il repensa à ce qu’avait dit Westin à propos de la mort de Jörgen. Les parents avaient donc caché la vérité. Un grille-pain dans une baignoire s’était transformé en accident de voiture.
Il se mit en marche. Le ponton était flanqué d’une remise à bateaux et d’un pavillon assez semblable à celui de Skårby, où il avait trouvé Isa inconsciente. Une vieille barque était retournée sur des tréteaux. Une légère odeur de goudron flottait dans l’air. De grands chênes se dressaient dans la pente qui montait vers la maison rouge à deux étages, ancienne mais bien entretenue. Arrivé dans la cour, il s’arrêta et regarda autour de lui. Il aperçut un voilier au large et entendit le bruit d’un hors-bord. Il transpirait. Il posa son sac et enleva sa veste qu’il suspendit à la rampe du perron. Les rideaux étaient fermés. Il monta les marches et frappa à la porte. Pas de réponse. Il essaya de tourner le bouton. La porte était fermée à clé. Il resta un instant indécis. Puis il contourna la maison, avec le sentiment de répéter les mêmes gestes que lors de sa première visite à Skårby. Il découvrit un verger. Il y avait des pommes, des prunes. Un cerisier solitaire. Des meubles de jardin empilés sous un auvent en plastique.
Un sentier partait du fond du jardin vers l’intérieur de l’île, où la végétation était plus dense. Wallander s’y engagea et se retourna après cent mètres. La maison n’était plus visible. Il continua. Une guêpe commença à s’intéresser à son visage. Il la chassa d’un revers de main et s’approcha d’une cave creusée à même la terre, au bord du chemin. Une date était gravée au-dessus de la porte : 1897. Il y avait une clé. Wallander ouvrit. À l’intérieur, il faisait sombre et frais. Il sentit une odeur de pommes de terre. Quand son regard fut accoutumé à l’obscurité, il entra. La cave était vide. Il referma la porte et continua sur le sentier qui grimpait à présent. À gauche, il devinait la mer entre les feuillages. D’après la position du soleil, il se dirigeait vers le nord. Il avait parcouru cinq cents mètres lorsqu’il aperçut un sentier plus petit bifurquant vers la gauche. Il continua tout droit. Quelques centaines de mètres plus loin, le sentier s’arrêtait. Devant lui, un amoncellement de grandes pierres plates qui se transformaient peu à peu en rochers. Au-delà, la mer. La fin de l’île. Il escalada les rochers. Une mouette planait dans les courants au-dessus de sa tête. Il s’assit et essuya la sueur de son visage en regrettant de ne pas avoir emporté l’une des bouteilles d’eau rangées dans le sac. Il ne pensait plus du tout à Svedberg ni aux jeunes assassinés.
Puis il se releva et revint par le même chemin. Arrivé à la bifurcation, il emprunta le sentier secondaire. Celui-ci aboutissait à un petit port naturel ; quelques anneaux de fer rouillés fixés aux rochers. L’eau était lisse comme un miroir. Les grands arbres s’y reflétaient. Il retourna vers la maison, vérifia que son portable était bien allumé. Il urina contre le tronc d’un chêne. Il prit l’une des bouteilles d’eau dans le sac et s’assit sur les marches du perron. Il avait la bouche complètement desséchée. Au moment de reposer la bouteille, quelque chose capta son attention. Il regarda lentement autour de lui, en fronçant les sourcils. Quelque chose venait de déclencher sa sonnette d’alarme intérieure. Quoi ? Il regarda fixement le sac posé sur la première marche du perron. Il était certain de l’avoir posé sur la deuxième marche. Il redescendit et tenta de ressusciter l’image. Il avait d’abord posé son sac sur le gravier. Puis il avait enlevé sa veste et l’avait suspendue à la rampe. Ensuite, il avait posé le sac sur la deuxième marche.
Au cours de sa promenade sur l’île, quelqu’un avait déplacé le sac noir. Il regarda à nouveau autour de lui, tous les sens en alerte. Il examina les arbres et les arbustes, puis la maison. Les rideaux étaient fermés comme avant. Il gravit les marches du perron et essaya le bouton de la porte. Puis il pensa à la remise à bateaux et à l’autre, celle qui ressemblait au pavillon de Skårby. Il redescendit jusqu’au ponton. La porte noire de la remise à bateaux était fermée par un simple verrou en bois. Il l’ouvrit. Le bassin était vide. La taille des câbles indiquait la présence habituelle d’un gros bateau. Des épuisettes et des filets de pêche couvraient les murs. Il ressortit et referma la porte. Le pavillon, de l’autre côté du ponton, donnait directement sur l’eau ; il y avait même une échelle de bain. Wallander le contempla sans bouger. Puis il avança jusqu’à la porte et essaya de l’ouvrir. Fermée à clé. Il frappa deux coups légers.
— Isa, je sais que tu es là.
Il recula d’un pas et attendit.
Lorsqu’elle ouvrit la porte, il la reconnut à peine. Ses longs cheveux étaient relevés en chignon. Elle portait une sorte de combinaison noire de mécanicien. Son regard était hostile ; mais, pensa Wallander, ça pouvait aussi être un effet de la peur.
— Comment saviez-vous que j’étais là ?
Sa voix était rauque et tendue.
— Je n’en savais rien jusqu’à ce que tu me le dises.
— Je n’ai rien dit.
— Les policiers remarquent les détails. Par exemple, un sac qui n’a pas été replacé exactement au même endroit.
Elle le dévisagea comme s’il venait de prononcer des paroles incompréhensibles. Il vit qu’elle était pieds nus.
— J’ai faim, dit-elle.
— Moi aussi.
Elle se mit en marche.
— Il y a de quoi manger à la maison. Pourquoi êtes-vous venu ?
— Tu as disparu de l’hôpital, alors on était obligés de te retrouver.
— Pourquoi ?
— Tu sais aussi bien que moi ce qui s’est passé. Je n’ai pas besoin de répondre à cette question.
Elle marchait en silence. Wallander la regarda à la dérobée. Elle était très pâle. Son visage était affaissé comme celui d’une vieille femme.
— Comment es-tu arrivée jusqu’ici ?
— J’ai appelé Lage à Wettersö.
— Pourquoi pas Westin ?
— Vous risquiez de l’appeler pour chercher à savoir si j’étais là.
— Et tu ne voulais pas qu’on le sache ?
Elle ne répondit pas. Elle sortit une clé de sa poche et ouvrit. Puis elle fit le tour des pièces du rez-de-chaussée et tira les rideaux. Elle le faisait de manière négligente, presque brutale, comme si elle avait voulu détruire ce qui était autour d’elle. Wallander la suivit dans la cuisine. Elle poussa une porte donnant sur le jardin et entreprit de relier le tuyau de la cuisinière à une bouteille de butane. Wallander avait déjà constaté qu’il n’y avait pas d’électricité dans la maison. Elle se retourna et le dévisagea.
— Cuisiner, c’est une des rares choses que je sais faire.
Elle indiqua un grand congélateur et un frigo, qui fonctionnaient eux aussi au gaz.
— Il y a plein de bouffe, dit-elle avec mépris. Mes parents paient quelqu’un pour venir changer les bouteilles de butane. Ils veulent qu’il y ait toujours de la nourriture, au cas où ils se décideraient à venir passer quelques jours, ce qui ne leur arrive jamais.
— On dirait que tes parents ont beaucoup d’argent. Ça rapporte tant que ça, de louer des engins de terrassement ?
La réponse fusa comme un crachat.
— Maman est idiote et bornée, ce n’est pas de sa faute. Papa, lui, est loin d’être bête. Par contre, il n’a aucun scrupule.
— Je t’écoute.
— Pas maintenant. Tout à l’heure, en mangeant.
Le message était clair : elle voulait qu’il quitte la cuisine. Il ressortit de la maison et réussit à joindre Ann-Britt sur son portable.
— Isa Edengren est ici, comme nous le pensions.
— Comme tu le pensais, corrigea-t-elle. À dire vrai, on n’y croyait pas trop.
— Il faut bien que j’aie raison de temps en temps. Je crois que nous reviendrons à Ystad ce soir ou cette nuit.
— Tu lui as parlé ?
— Pas encore.
Elle résuma les événements de la matinée à Ystad. Quelques personnes s’étaient manifestées en disant reconnaître la femme prénommée Louise. On était en train de vérifier leurs déclarations. Elle promit de le rappeler dès qu’il y aurait du nouveau.
Wallander retourna à l’intérieur et contempla longuement une très belle maquette de bateau. Un trois-mâts anciens. Des odeurs appétissantes lui parvenaient de la cuisine. Il était affamé. Il n’avait rien mangé depuis son petit déjeuner au bord de la route. Intérieurement, il dressa une liste des questions qu’il voulait poser à Isa. Que devait-il découvrir avant tout ?
Il revenait sans cesse au même point : il s’agissait de lui soutirer ce qu’elle savait sans qu’elle en ait conscience.
Elle avait dressé la table dans la grande véranda vitrée qui longeait tout un côté de la maison. Elle lui demanda ce qu’il voulait boire. De l’eau. Elle-même prit du vin. Wallander s’inquiéta. Si elle buvait trop, la conversation attendue ne pourrait pas avoir lieu. Mais elle se contenta d’un seul verre au cours du repas. Puis elle fit du café. Lorsque Wallander voulut débarrasser la table, elle l’en empêcha. Il y avait un divan et quelques fauteuils dans un coin de la véranda. Elle l’invita à s’y installer. Par la vitre, il voyait le ponton. Un voilier passa lentement, voiles faseyant.
— C’est beau ici. Je ne connaissais pas ce coin de la Suède.
— Ils ont acheté l’île il y a presque trente ans. Ils racontent que j’ai été conçue ici. Je suis née en février, alors c’est bien possible. L’île appartenait à un vieux couple qui avait vécu ici toute sa vie. Je ne sais pas comment Papa en a entendu parler. Il a débarqué ici avec une valise remplie de billets de cent couronnes. C’était impressionnant à regarder, mais ce n’était pas une grosse somme. Les vieux n’avaient jamais vu autant d’argent, bien sûr. Il a fallu quelques mois pour les convaincre. Puis ils ont signé le contrat. Le prix devait rester secret. La vérité, c’est que mon père a eu cette île pour rien.
— Tu veux dire qu’il les a trompés ?
— Je veux dire que mon père a toujours été un escroc.
— Si tout s’est passé légalement, ce n’est pas nécessairement une escroquerie. Ton père est peut-être un homme d’affaires très intelligent.
— Des affaires, il en fait dans le monde entier. Trafic de diamants et d’ivoire en Afrique, entre autres. Personne ne sait de quoi il s’occupe exactement. Des Russes viennent parfois lui rendre visite à Skårby. Personne ne me fera croire que leur business est légal.
— À ma connaissance, il n’a jamais eu affaire à nous.
— Il est malin. Et obstiné. On peut lui reprocher beaucoup de choses, mais pas d’être feignant. Les gens sans scrupules n’ont pas le temps de se reposer.
Wallander reposa sa tasse.
— Assez parlé de ton père. Parlons plutôt de toi. C’est pour ça que je suis venu. Ce soir, au fait, on retourne dans le sud.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je vais venir avec vous ?
Wallander la dévisagea un long moment avant de répondre.
— Trois de tes meilleurs amis ont été assassinés. Si tu n’étais pas tombée malade, tu aurais participé à la fête avec eux. Tu comprends aussi bien que moi ce que ça veut dire.
Elle s’était recroquevillée dans son fauteuil. Il vit qu’elle avait peur.
— Nous ne savons pas pourquoi ça s’est passé. Alors nous devons être prudents.
Elle parut enfin comprendre.
— Je suis en danger ?
— C’est possible.
— Mais pourquoi quelqu’un voudrait-il me tuer ?
— Pourquoi quelqu’un a-t-il voulu tuer tes amis ? Martin, Lena, Astrid ?
Elle secoua la tête.
— Je ne sais pas.
Wallander rapprocha son fauteuil du sien.
— Pourtant, tu peux nous aider. Il faut retrouver celui qui a fait ça. Pour cela, on doit comprendre ce qui le pousse à agir.
— Mais il n’y a rien à comprendre !
— Tu dois réfléchir. Qui pouvait vous en vouloir, en tant que groupe ? Qu’est-ce qui vous relie ? Pourquoi ? Il y a forcément une réponse.
Brusquement, il décida de changer de piste. Elle l’écoutait maintenant, il voulait profiter de l’occasion.
— Tu dois me répondre. Tu dois me dire la vérité. Je verrai tout de suite si tu mens.
— Pourquoi est-ce que je mentirais ?
— Quand je t’ai trouvée, tu étais presque morte. Pourquoi as-tu voulu te suicider ? Est-ce que tu savais ce qui était arrivé à tes amis ?
Elle eut un mouvement de surprise.
— Bien sûr que non ! Je me posais les mêmes questions que tout le monde.
Wallander sentit qu’elle disait la vérité.
— Pourquoi as-tu tenté de te suicider ?
— Je n’avais plus envie de vivre. Je ne vois pas quelle autre raison on peut avoir de vouloir en finir. Mes parents ont cassé ma vie comme ils ont cassé celle de Jörgen. Je n’avais plus envie de vivre.
Wallander attendit la suite. Mais elle resta silencieuse. Il choisit alors de revenir à ce qui s’était passé dans la réserve. Pendant près de trois heures, il lui fit faire une longue excursion dans le passé. Il ne laissa rien de côté, pas même les détails les plus insignifiants. Il revint sur certains points, parfois plusieurs fois. Il remonta très loin dans son histoire. Quand avait-elle vu Lena Norman pour la première fois ? Quelle année, quel mois, quel jour ? Comment s’étaient-elles rencontrées ? Pourquoi étaient-elles devenues amies ? Comment était-elle devenue amie avec Martin Boge ? Lorsqu’elle affirmait ne pas se souvenir ou ne pas être sûre d’un détail, il recommençait depuis le début. L’hésitation et l’oubli pouvaient toujours être vaincus, à force de patience. À chaque étape de son interrogatoire, il l’exhortait à se rappeler si un autre avait été présent, peut-être sans qu’elle s’en aperçoive. Une ombre dans un coin, dit-il. Quelqu’un d’invisible, qui était là sans qu’on le remarque. Il l’interrogea sur tous les incidents, les événements inattendus qui avaient pu se produire. Après quelque temps, elle comprit sa démarche et répondit avec plus de facilité.
Vers dix-sept heures, ils prirent la décision de rester sur l’île jusqu’au lendemain. Wallander appela Westin pour le prévenir. Celui-ci promit de passer les chercher, sans poser de questions à propos d’Isa. Mais Wallander eut l’impression qu’il savait qu’elle était à Bärnsö. Ensuite, ils firent une promenade sur l’île, tout en continuant à parler. De temps en temps, Isa s’interrompait pour lui montrer différents endroits où elle avait joué, petite fille. Ils allèrent jusqu’au bout de l’île, sur les rochers. Elle le prit au dépourvu en indiquant soudain un creux dans la pierre : c’était là qu’elle avait perdu sa virginité. Elle ne précisa pas avec qui.
Ils rebroussèrent chemin. La nuit tombait ; Isa alluma des lampes à pétrole dans toute la maison. Il passa un coup de fil à Martinsson, qui n’avait rien de neuf à lui apprendre. Louise n’était toujours pas identifiée. Wallander l’informa qu’il restait pour la nuit à Bärnsö et qu’il reviendrait à Ystad le lendemain avec Isa Edengren.
Ils passèrent la soirée à parler.
De temps en temps, ils faisaient une pause pour avaler un thé et des sandwiches. Ou juste pour se reposer. Wallander sortit plusieurs fois dans l’obscurité et urina contre un arbre. On n’entendait que le bruissement des feuilles, dans le silence. Puis ils reprenaient leur conversation. Lentement, Wallander commença à comprendre leurs jeux. Ils endossaient des rôles. Ils se déguisaient, organisaient des fêtes, passaient d’une époque à l’autre. Au moment d’aborder les préparatifs de la dernière fête, celle de la Saint-Jean, Wallander se ménagea d’infinies précautions, d’infinies lenteurs. Qui était au courant de leur projet ? Personne, dit-elle.
Il ne pouvait accepter cette réponse. Quelqu’un savait, forcément.
— On recommence depuis le début. Encore une fois. Quand avez-vous décidé de mettre en scène un pique-nique au temps de Bellman ?
Il était une heure et demie du matin lorsqu’ils se séparèrent. Wallander était si fatigué qu’il en avait la nausée. Elle ne lui avait toujours pas fourni la piste qu’il espérait. Mais il disposait encore du long trajet en voiture jusqu’à Ystad pour continuer l’interrogatoire. Il n’avait pas l’intention de renoncer.
Elle lui proposa de prendre une chambre au deuxième étage. Pour sa part, elle dormait au rez-de-chaussée. Elle lui donna une lampe à pétrole et lui souhaita une bonne nuit. Il fit son lit et entrouvrit la fenêtre. Dehors, il faisait nuit noire.
Il se coucha entre les draps et souffla la mèche. Il entendit Isa s’affairer dans la cuisine. Puis le bruit d’une porte qu’on fermait à clé. Le silence se fit.
Il s’endormit immédiatement.
Personne ne remarqua le bateau qui, tous feux éteints, s’était engagé dans le bassin de Vikfjärden tard dans la soirée. Et personne ne l’entendit lorsqu’il glissa silencieusement dans la petite crique sur la côte ouest de l’île.